ÉLISÉE RECLUS
Élisée Reclus était un homme multiple, d’un savoir et d’un courage immenses qui au cours des 75 années de sa vie (1830-1905) a fait montre de passion, que ce soit à l’égard de la Terre, dont il est un amoureux fervent, à l’égard de l’Humanité, pour laquelle il a défendu les valeurs de Liberté et de Solidarité, et de la Nature à laquelle il s’identifie, retenons cette devise culte parmi ses admirateurs : « L’Homme est la Nature prenant conscience d’elle-même ».
En véritable polygraphe, il a constitué une œuvre monumentale traitant de géographie, d’anarchie et déjà d’écologie. Retenons La terre, description des phénomènes de la vie du globe, La Nouvelle Géographie universelle ou NGU (19 volumes en fascicules hebdomadaires de 16 pages avec cartes), L’homme et la terre, sa dernière œuvre, L’évolution, la Ré/volution et l’Idéal anarchique. À cela, il faut ajouter une kyrielle de guides de voyages, de textes de conférences, d’articles de revues... Sa terre d’origine, c’est le Sud-Ouest, sa rivière de cœur la Dordogne et son éducation, elle a été faite par un père pasteur protestant d’une extrême générosité et par une mère obligée de fonder une école-pensionnat pour subvenir aux besoins d’une famille de 11 enfants (5 garçons et 6 filles), ils accompliront tous des parcours intellectuels remarquables. Élisée connaîtra très jeune l’éloignement de sa famille, pour des raisons pratiques : une santé un peu fragile et les études secondaires. Mais il n’est pas seul, il a un compagnon, son frère aîné Élie avec lequel il partage tout. D’abord pensionnaires en Allemagne, les deux Reclus découvrent la beauté du Rhin. Revenus en France pour préparer le bac à Sainte-Foy-la Grande, (une jolie bastide), ils se lient avec l’unique socialiste de la ville qui leur fait découvrir Proudhon, le théoricien révolutionnaire, adversaire fougueux de la notion de propriété et défenseur du mutuellisme. En 1848, à 18 ans, ils vivent une époque révolutionnaire, qu’on a appelée « Le printemps des peuples », un vent de liberté souffle sur l’Europe monarchique et la France opte pour la Deuxième République, qui ne durera que 3 ans.
Les deux garçons, surtout Élisée, supportent mal le choix qu’a fait pour eux leur père, qui les destine au pastorat. Aussi Élisée résiste-t-il. Il obtient d’aller travailler en Allemagne. Rapidement, il décide de poursuivre des études à Berlin, où il suit les cours du géographe Carl Ritter, lui-même disciple d’Alexander von Humboldt, maître de l’école allemande de géographie, et explorateur de l’Amérique « espagnole ». Rentrés en France, les deux frères se sont libérés de l’autorité et militent dans le mouvement républicain local. Coup de théâtre : l’Histoire leur pose un ultimatum. 1851 : Napoléon III prend le pouvoir et confisque les libertés. Les deux frères doivent s’exiler, ce sera l’Angleterre, Londres où la fracture sociale est terrible et puis l’Irlande. Élisée est un homme d’assez petite taille, léger, infatigable marcheur et c’est là, en parcourant de long en large cette île à la nature sauvage qu’il aura la révélation de sa vocation de géographe : « C’est là que naquit en moi l’idée de raconter les phénomènes de la Terre et sans tarder, je crayonnai le plan de mon ouvrage ». Sa décision est prise : c’est en homme de terrain qui a besoin de voir, de sentir, d’entendre qu’Élisée prendra la Nature pour guide, a n de raconter et de transmettre la connaissance du Monde.
Aussi décide-t-il de quitter l’Europe. En 1853, il s’embarque à Liverpool sur un voilier à destination de La Nouvelle-Orléans, il y restera 2 ans, travaillant comme précepteur dans une famille de planteurs d’origine française, il fera une excursion et remontera le Mississipi jusque Chicago. Il prendra énormément de notes sur ce qu’il observe. Il s’indigne du sort réservé aux esclaves, du commerce malhonnête pratiqué par les blancs et rassemble tout ça dans des articles envoyés en France à la Revue des Deux Mondes, retenons : « L’esclavage aux États-Unis. Le code noir et les esclaves ». Il décide de poursuivre son voyage en Amérique latine, dégoûté par « le puritanisme anglo-saxon et ce Dieu qui autorise l’esclavage ». En 1855, il a 25 ans, il s’embarque pour ce qu’on appelle La Nouvelle Grenade, qui deviendra la Colombie. Son but, c’est de réussir l’exploration là où le grand géographe allemand von Humboldt a échoué, il vise la Sierra Nevada de Santa Maria, 6000m ! Là, il se heurtera à une Nature et à une population auxquelles il est difficile de faire face, quand on est un jeune Français seul, un peu naïf, idéaliste et vulnérable physiquement. Il met fin à son rêve et rentre en France à 28 ans.
« Si le candidat agriculteur a échoué, le géographe, le scientifique s’est afirmé, l’homme qui est allé au bout de lui-même s’est fortifié et enfin l’écrivain qui a gavé ses sens d’impressions heureuses s’est créé un style. » (H. Sarrazin, p.47)1
Il se marie. Le couple partage avec le frère d’Élisée un appartement à Paris. Période heureuse où il est officiellement reçu à la Société de Géographie et commence à collaborer avec la maison Hachette pour laquelle il rédigera les guides de voyages Joanne (ils deviendront les Guides bleus). Hostile à Napoléon III, au régime muselé du Second Empire, il parcourt l’Europe et rédige La Terre (1861-1868/9). En Italie, il croise Bakounine révolutionnaire professionnel (formule : « Ni Dieu, ni maître »), militant pour la propriété collective du sol et des moyens de production, pour la suppression de la religion et de l’État. Rencontre décisive pour Élisée Reclus qui va clairement se positionner dans la lutte effective contre toute forme de domination, il devient militant de la cause et assiste au congrès de l’Internationale à Londres.
Il approche de la quarantaine, on est en 1869, il connaît un premier malheur, il perd sa jeune femme mais s’engage librement dans un nouveau couple un an plus tard. À peine a-t-il réussi ce défi au malheur qu’éclate la guerre civile qu’a été la Commune en 1870 et bien sûr Élisée et son frère sont du côté des insurgés en mars 1871. Fait prisonnier par les troupes de Thiers, il est envoyé au bagne où il est condamné à la déportation en Nouvelle-Calédonie, mais le verdict est modifié (grâce au soutien de nombreux scientifiques dont Darwin) et la peine est commuée en 10 ans de bannissement. Exil en Suisse, où il commence l’immense NGU mais le malheur le rattrape à nouveau, il perd Fanny sa compagne de cœur et collaboratrice. Doué d’une faculté de résilience, il rebondit et refait un mariage en union libre avec une ancienne compagne de voyage. Étonnamment, la Suisse est à cette époque une terre d’accueil où les bannis politiques de régimes autoritaires se retrouvent. Après Bakounine, il rencontre Kropotkine, grande pointure de l’anarchie mais aussi remarquable géographe. Ainsi s’ébauche un binôme œuvrant à une société communiste opposée à toute forme de pouvoir. Kropotkine opte pour une révolution rapide et est associé à des incidents révolutionnaires violents (explosion de « marmites à renversement » = bombes dans des endroits symboliques). Reclus modéré vise une évolution progressive passant par l’éducation politique des masses. Il voyage énormément et aura passé 18 ans en Suisse avant de revenir à Paris, mais sa position politique et sociale n’est pas confortable, car il fait le grand écart entre le statut d’illustre savant reconnu internationalement et celui de militant pour la Liberté, prônant l’insurrection des exploités contre les exploiteurs.
Aussi accepte-t-il volontiers l’invitation que lui fait en 1892 (il a 62 ans) le nouveau recteur socialiste de l’ULB, Hector Denis, de venir donner un cours de « géographie comparée » dans le cadre de la Faculté des Sciences (École des Sciences sociales, créée en 1889). Lui, le géographe de terrain, qui n’a pour diplôme que le bac mais qui vient de terminer cette somme qu’est la NGU est nommé professeur « agrégé » à ladite Faculté et cela arrange fort bien Reclus qui envisage dès lors un 3e exil, volontaire cette fois en Belgique. Le cours débuterait en mars 1894. Encore une fois, les événements viennent modifier ce projet : un acte terroriste, une bombe à clous restée inoffensive a été lancée dans la Chambre des Députés par Vaillant, et le neveu de Reclus a été soupçonné de complicité. Une rumeur a très vite circulé dans les couloirs de l’Université au sujet du futur professeur Reclus, auteur d’un manifeste anarchiste (1886) republié pour l’occasion. Ceci est l’occasion pour qu’éclatent au grand jour les dissensions graves existant à l’ULB entre libéraux conservateurs et libéraux progressistes alliés aux socialistes. En effet, lorsque les conservateurs qui dominent le Conseil d’administration décident de voter l’ajournement sine die du cours de Reclus, une crise violente se déclenche. Elle s’exprime par une campagne de presse, l’agitation des étudiants (certains ont été expulsés de l’Université), la démission du recteur Hector Denis et de son ami proche, le sociologue Guillaume De Greef et la suspension provisoire des cours entre le 31 janvier et le 13 février 1894.
Sous l’étendard du libre-examen, la crise universitaire se répercute dans deux loges maçonniques, « Les Amis Philanthropes » (AP) et « Les Vrais Amis de l’Union et du Progrès réunis », et chose inouïe, les deux loges réunies décident que les cours de Reclus frappés d’annulation par le dictat du Conseil d’administration pourraient être donnés en loge. Le professeur De Greef inaugurera cette nouvelle pratique (31 janvier). Cela fera des vagues, mais celui qui paraît le moins affecté par ce remue-ménage, c’est notre Élisée qui se déclare prêt à donner son cours où, quand et comment on le désirerait. C’est un comité d’étudiants où on retrouve Paul Janson, Émile Féron, Edmond Picard, qui se charge d’organiser la leçon inaugurale le 2 mars 1894 dans le local des AP et c’est un énorme succès de foule ! Dès le 12 mars, le comité Janson lance un appel de fonds pour la création d’une Nouvelle Université, on loue l’ancienne maison de Théodore Verhaeghen, 13 rue des Minimes pour y installer l’École Libre d’Enseignement supérieur qui deviendra l’Université Nouvelle, inaugurée officiellement le 25 octobre 1894, comprenant 4 facultés (Droit, Philosophie et lettres, Médecine et Sciences) et elle est bien nouvelle, cette université, où une place importante est accordée aux sciences humaines : sociologie, psychologie, histoire de l’art… Les professeurs, pour garder leur liberté, acceptent de ne pas être rémunérés et vivent de leurs revenus professionnels. On compte de grandes figures intellectuelles du temps : en droit : Henri La Fontaine, Janson ; en lettres : Lemonnier ; en sociologie : Émile Vandervelde ; en histoire de l’art : Jules Destrée, Henry Van de Velde, Émile Verhaeren… Pédagogie totalement libre-exaministe : rejet de l’enseignement ex-cathedra, mise en valeur des recherches personnelles, séminaires, excursions sur le terrain.
La volonté de vulgarisation des connaissances se traduit par la création de l’Institut des Hautes Études, où se donnent des cours du soir gratuits accessibles aux travailleurs. En 1898, 4 ans après son arrivée en Belgique, Reclus fonde l’Institut géographique (d’abord au 35, rue Ernest Allard, ensuite au 23A, av. de Longchamps), car avant cela, la géographie ne s’enseignait qu’en Philosophie et lettres (section Histoire) et en Sciences naturelles. Cette Université Nouvelle, honnie par les milieux conservateurs, a attiré bon nombre d’étudiants étrangers, surtout d’Europe centrale et orientale, d’où le surnom d’« université balkanique ». On ne sait pas assez que la remise en question universitaire a duré près d’un quart de siècle, la réconciliation n’a eu lieu qu’après la guerre 14-18.
Élisée Reclus s’est plu à Bruxelles où il s’est fait beaucoup d’amis. Il s’est notamment lié avec un de ses étudiants les plus contestataires : Louis de Brouckère, membre actif du POB, futur directeur du journal Le peuple. Par lui, il connaîtra sa 3e et dernière histoire d’amour : Florence de Brouckère, grande bourgeoise libérale aux idées progressistes vivant dans le quartier Louise. Il aime Florence, il aime Ixelles où il réside dans le quartier des Étangs, il y a été rejoint par son « fratrissime » Élie et sa sœur Louise. C’est à Ixelles qu’il va rédiger son dernier grand ouvrage : L’homme et la terre. Vaste fresque de l’histoire de l’humanité, de ses luttes, de ses progrès et de ses « régrès » comme il dit. Trois thèmes y sont traités : la lutte des classes, la recherche de l’équilibre et le rôle primordial de l’individu, qui ne peut se rendre indépendant des climats et des conditions physiques du milieu vital. L’en-tête du premier volume commence par cette déclaration immense : « L’homme est la nature prenant conscience d’elle-même ». Plus loin, il développe : « Notre liberté dans nos rapports avec la Terre consiste à en reconnaître les lois pour y conformer notre existence. Quelle que soit la relative facilité d’allures que nous ont conquises notre intelligence et notre volonté propre, nous n’en restons pas moins des produits de la planète : attachés à sa surface comme d’imperceptibles animalcules, nous sommes emportés dans tous ses mouvements et nous dépendons de toutes ses lois. »
Cette vie passionnante d’un homme passionné se termine l’été 1905, il sera enterré au cimetière d’Ixelles où l’a précédé son frère Élie.

1 Hélène Sarazin, Élisée Reclus ou la passion du monde (1985, 1997, 2004)

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