PROGRÈS VERSUS INNOVATION
Sans vouloir remonter aux origines de l’humanité, ni entrer dans toute la complexité que recouvre ce mot, le terme français « progrès » a été créé au XVIe siècle. Montaigne le définissait comme une « transformation graduelle vers le mieux ». Ce mieux pouvait être très divers : moral, social, organisationnel…, animé par des valeurs comme la liberté, la recherche du bonheur, la prospérité. Cette notion, propre à la civilisation occidentale, s’est développée au Siècle des Lumières et elle s’est focalisée essentiellement sur le progrès scientifique et son corollaire, le progrès technique.
Si l’accroissement de la connaissance scientifique fait l’objet d’un large consensus, on ne peut en dire autant des applications pratiques et des développements techniques en général qui sont systématiquement ambivalents, comme l’illustre la découverte de la fission nucléaire, génératrice d’une énergie abondante et de la mise au point de la bombe atomique.
Les phases successives de la révolution industrielle, liées à des évolutions technologiques majeures dépendant essentiellement de l’usage de sources d’énergie fossile peu onéreuses (charbon, pétrole, gaz) ont radicalement transformé les sociétés occidentales : accroissement énorme de la production et de la consommation, perte massive d’emplois traditionnels, remplacés par d’autres, apparition du prolétariat, développement industriel bénéfique à l’essor du capitalisme, illustration de la « destruction créatrice », conceptualisée par Schumpeter, moteur du développement économique. Cela a aussi apporté globalement une amélioration de la santé et de l’espérance de vie, du bien-être et du confort matériel de la population, au prix cependant de multiples sacrifices et problèmes latents. De manière insidieuse et progressive, la notion de progrès s’est confondue avec celle d’innovation technologique1, nécessaire à la croissance de l’économie mesurée par le PIB, générateur de nouveautés à consommer tant et plus. Or le modèle économique classique considérait que les ressources de la planète étaient infinies, ne prenait en compte ni les externalités négatives (pollutions diverses), ni les activités non rémunérées (travail domestique et bénévolat), et en particulier ignorait tout de l’effet pervers des émissions de CO2 et de l’extraction des ressources naturelles. Ce modèle ne pouvait qu’aboutir à une impasse totale à laquelle toute l’humanité est confrontée.
L’innovation en soi n’est pas synonyme de progrès, au contraire. Les développements technologiques, réalisés par des équipes d’ingénieurs (essentiellement masculines) axés sur la performance technique sans préoccupation des impacts collatéraux et utilisés par des entreprises visant à augmenter leur chiffre d’affaires au profit de leur actionnariat et sans souci des conséquences sociétales (par ex. la 5G !), ne peuvent qu’avoir des conséquences catastrophiques. L’accélération de ces évolutions est incompatible avec les capacités des individus et de nos sociétés à s’y adapter, posant des problèmes majeurs. Les tout nouveaux développements de l’intelligence artificielle (IA) l’illustrent parfaitement.
L’innovation technique doit devenir responsable, en contribuant à résoudre les défis auxquels l’humanité est confrontée, en soutien à un modèle économique au service de la société et des valeurs à y promouvoir, au sein de l’environnement global de notre planète commune. C’est à cette condition que l’on pourra à nouveau parler de progrès technique contribuant à un progrès véritable au sens de Montaigne.

1 L’innovation technologique correspond à la mise en application concrète d’une nouveauté (produit, procédé), sans référence aucune à des valeurs de progrès.

ce site ne vous piste pas, il n'utilise pas de cookies, ni Google Analytics